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Un
pique-nique à la campagne (Morin - Partie 2)
Nullement
découragée par sa mauvaise expérience à la plage, la famille Morin
se préparait à réitérer l'aventure de l'autosubsistance, mais cette
fois à la campagne, dans un univers moins sournois et mouvant, que les
rivages de l'océan.
On
était bien certain de trouver des champignons, des baies sauvages, et
des châtaignes. Un aimable paysan se ferait un plaisir de leur vendre
des oeufs tout frais pondus, encore chauds comme le croupion des poules,
et des pommes de terre comme on n'en trouve plus à la ville.
Nul
besoin de s'encombrer d'un barbecue et de charbon de bois, on trouverait
évidemment une verte clairière pour y faire crépiter une joyeuse
flambée. Inutile également d'emporter de l'eau minérale, puisqu'un
clair ruisseau murmurant entre des berges moussues, fournirait une eau
limpide et fraîche.
On
emporterait toutefois quelques canettes de bière pour garder un contact
chaleureux avec la civilisation. On prévoyait aussi du papier journal
pour allumer le feu, des couteaux et des paniers pour récolter la
provende. Une vieille poêle ferait l'affaire pour cuire les aliments..
René
Morin, quand il arrêta la voiture familiale devant une cour de ferme,
se sentait ému : Il allait reprendre contact avec l'existence de gens
authentiquement préservés. Hélas, en fait de contact, ce fut par
l'entremise des crocs acérés d'un berger allemand que le retour à la
nature se fit.
Le
bas de son pantalon déchiré, il s'enferma promptement dans la voiture,
pendant que le fauve déchaîné, lacérait de ses griffes boueuses la
peinture de la belle auto. René Morin se rendit alors compte que des
personnes l'épiaient, dissimulées derrière les rideaux des fenêtres
de la ferme. Écœuré de ce manque d'hospitalité, il se remit à
rouler, poursuivi par le clébard qui aboyait furieusement en courant au
côté du véhicule.
"Attention,
Papa, tu vas lui rouler dessus!" s'écria Jordi, son jeune fils.
C'était bien l'intention de René Morin, qui effectua un brusque
écart. On entendit un hurlement de douleur, et par la lunette arrière,
on vit le chien s'en retourner, clopinant péniblement.
Le
petit Jordi, qui détestait que l'on fit du mal aux animaux, prit un air
sombre, et murmura, assez audible toutefois pour être entendu par les
autorités : "Salaud Papa!". Coup de frein, regard prudent
pour vérifier si l'ennemi à quatre pattes n'est pas revenu, Jordi
extrait sans ménagement de la voiture, et vertement corrigé d'une
branche de noisetier.
Une
seconde ferme se présenta, sans chien agressif, mais également sans
oeufs ni sans pommes de terre. Ces gens là n'avaient que des fleurs de
colza. De plus, ils prétendaient les vendre au prix des tulipes.
Les
troisièmes paysans avaient bien tout ce qu'il fallait, mais ils avaient
commencé à déjeuner, et même l'attrait du gain ne put les résoudre
à abandonner leurs tranches de lard et leur télé. René Morin décida
qu'ils allaient se passer d'œufs et de patates, et qu'il était temps
de se mettre en cueillette.
La
verte et riante clairière fut trouvée, entre une porcherie
industrielle et une décharge sauvage, typiques de nos campagnes.
Ginette Morin, l'épouse, et Vanessa, leur fille, furent chargées de
veiller au feu, et de ramasser des châtaignes.
Jordi
et son père s'enfoncèrent dans les bois. Le petit fut chargé de
cueillir des mûres et des framboises, tandis que le père s'occuperait
des champignons, se targuant de bien connaître "les bons".
René
Morin se mit donc en quête, et il ramassa une belle quantité de ce qui
semblaient bien être des champignons de Paris, quoique un peu hauts sur
pieds.
Content
de lui, il alla retrouver son rejeton, qu'il trouva assis par terre,
avec une dizaine de mûres écrasées sur le fond de son pantalon. Ses
jambes et ses bras étaient griffés par les perfides ronces, un genou
saignait doucement, et sa joue gauche avait triplé de volume,
consécutivement à l'assaut d'une guêpe énervée. Il pleurait
timidement.
Le
sang de René Morin ne fit qu'un tour. Son bon à rien de fils le
déshonorait une fois de plus aux yeux de la nature radieuse et
impitoyable. La joue droite de Jordi enfla donc à l'instar de la
gauche, car, par un dernier réflexe de bonté, le paternel n'avait pas
frappé la joue déjà piquée.
Le
retour à la clairière lui réservait une surprise presque aussi
désagréable, puisque les femmes n'étaient pas parvenues à allumer le
feu, et qu'il leur avait bien fallu admettre que ce n'était pas encore
la saison des châtaignes. Sauf pour Jordi, qui n'en avait pas manqué
depuis le début de la promenade.
Tout
le monde s'engueula, et Jordi se sentit très malheureux, d'autant que
dans ces cas là, cela finissait toujours par lui retomber dessus.
Bien
entendu, elles avaient consumé toute la provision de papier journal, et
il fallu recourir à l'essence de la voiture pour lancer la flambée.
Enfin, ils purent cuire leurs champignons, et toute la famille s'en
régala. Sauf Jordi.
En
effet, il mit en évidence le mauvais état de ses joues pour couper au
repas, et on le laissa bouder, d'autant plus volontiers que les
champignons avaient fortement réduit à la cuisson. Or, le petit malin
avait eu sa classe d'écologie une semaine plus tôt, et dans les
champignons de Paris hauts sur pieds cueillis par son père, il avait
reconnu, habilement dissimulée sous une vêture d'agaric des bois, la
terrible anamita verna, un champignon vénéneux parmi les plus mortels
du genre.
Si
bien que trois jours plus tard, il eut la tranquille satisfaction de
voir toute sa famille mourir des suites d'une chiasse terrible. On
vilipenda l'imprudence de ces cueilleurs du dimanche, qui ne devraient
pas s'éloigner de leurs pizzas surgelées.
Depuis,
Jordi a grandi, et il est devenu un promoteur immobilier. Il rase le
maximum de nature pour la bétonner, afin d'éviter aux parents d'entraîner
leurs pauvres enfants dans des expériences malheureuses.