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Vacances
à Anana-Banana-Land
La
famille Morin était installée dans un club à gogos de la côte ouest
de l'Afrique Noire, et coulait là des jours paisibles, les langoustes
et gambas grillées étant préparées par de véritables professionnels
de la grillade.
Jusqu'au
jour où, ils s'inscrivirent pour une excursion dans la brousse
impitoyable, avec initiation à la cuisine boucanée et aux fruits
grillés. La seule recommandation était de se munir d'allumettes et de
pain, de sucre de canne et de rhum, pour faire encore plus boucanier des
îles.
René
Morin s'était acheté un superbe chapeau colonial, un bermuda kaki, et
une chemise kika avec des épaulettes et de faux galons. Ginette
s'était affublée d'un boubou couleur fuchsia, à l'aide duquel elle
capturait tous les insectes, volant ou rampant, évoluant dans un rayon
trop proche d'elle.
Jordi
était brûlé par les coups de soleil, car on avait fini par lui
refuser la crème protectrice au motif qu'il n'arrêtait pas de sortir
et d'entrer dans l'eau, rendant l'oint par trop répétitif et coûteux.
Quant à Vanessa, la grande sœur, elle était pâle comme l'anémie,
étant consignée dans le bungalow depuis le début du voyage, pour
avoir montré ses projets de seins à la plage le premier jour, à la
grande indifférence de tout le monde, sauf de ses vieux.
Elle
bénéficierait d'une suspension provisoire de peine, car il semblait
important à ses parents qu'elle apprit la cuisine
"boucanaise". Et puis bon, dans la brousse, elle ne risquerait
pas d'exhiber sa laiterie, sous peine d'être dévorée par la vermine
environnante, voire les plantes carnivores.
Le
mâtin du départ, très tôt, la famille Morin se tassa dans une
vieille 404 déglinguée, en compagnie de Henri, le
chauffeur-cuisinier-guide-animateur-coiffeur du camps de vacances. Une
autre voiture, avec à son bord la famille Duchemin, suivait, pilotée
par Kiki, le masseur-médecin-marabout du camp. Par la vitre arrière,
Jordi tirait la langue à ces cons de Duchemin, mais il prit néanmoins
une grande claque, son père ne sachant que faire de ses mains qui ne
tenaient aucun volant.
A
la première interception de la piste de brousse, la 404 s'embourba dans
un marigot, et fut dépassée par la cargaison Duchemin (bras d'honneur
de part et d'autre). Félicien décida alors que l'endroit n'était
somme toute pas mal choisi, il y avait du bois pour faire le feu, et la
savane était belle et sereine.
Très
en forme, René Morin prit alors les mesures qui s'imposaient. Sa femme
partira chercher du bois pour allumer le feu, Vanessa se contentera de
regarder les évènements par la vitre baissée de la voiture, et Jordi
se chargera d'aller cueillir des bananes, des ananas ou des fraises dans
la plantation qu'ils venaient de dépasser, il n'avait pas bien reconnu
les arbres.
Lui-même
resterait s'occuper de la voiture avec Félicien. Ce dernier hochait la
tête d'un air de doute : La femme seule dans la brousse, pas bon; le
petit yahoulé seul pareil, très mauvais; la fille au soleil dans la
voiture, pas mieux, pas mieux du tout; le patron qui entonne sa
cinquième bière, son kongolo allait recevoir le coup de bambou en
dedans. Oungala!
Jordi
s'approcha de son premier ananassier (le mot le faisait marrer, et il
n'est pas le seul), où il aperçu, déployée au creux de la succulente
broméliacée, une énorme toile d'araignée habitée par un monstre
jaune et noir. Le plant suivant présentait toutefois un superbe fruit,
mais ses efforts acharnés ne lui permirent jamais de le cueillir. Il ne
parvint qu'à se blesser les doigts, qui commencèrent illico à
s'infecter sous ce fichu climat.
Un
peu plus loin, les bananiers n'abritaient que des régimes encore verts,
ainsi que de drôles de petits serpents ocres qui ondulaient de bas en
haut en rampant. Jordi s'en fut donc. Il accéléra le pas en entendant
des coups de klaxon impérieux en provenance du bivouac.
Son
père était à l'origine du concert, il se trouvait seul. Vanessa
s'était évadée, et fuguait en direction du Sahel, Félicien était
parti saluer un cousin dans un village "pas très loin", et sa
légitime ne donnait plus signe de vie depuis qu'il l'avait vue
s'approcher de l'unique fourré du coin pour pisser.
Le
père sortit de la voiture, rouge comme un gratte-cul, et d'une claque
magistrale, écrasa un moustique qui s'était posé sur la joue de son
rejeton.
Jordi,
qui détestait que l'on fit du mal aux animaux, prit un air sombre. Du
coup, le père se mit vraiment en colère : "Non mais, tu ne vas
pas encore me casser les pieds avec ta ménagerie? Tu es tuant à la fin
!" Et ce fut une bonne trempe pour avoir répondu à
l'admonestation "que les animaux étaient moins cons que certains
parents".
Jordi
ravala ses larmes, essuya le sang qui perlait de ses lèvres, mit une
canette fraîche sur son oeil droit, et un bandage à son bras gauche,
et il repartit dans la brousse en ruminant de sombres rancœurs. Puisque
son père le trouvait "tuant avec sa ménagerie", on allait
voir ce que l'on allait voir.
Par
chance, il découvrit rapidement ce qu'il cherchait, à savoir une
colonie de fourmis magnans, en déplacement en épais ruban long de
cinquante mètres. Habilement, il versa de la bière sur le sol pour
attirer les fourmis jusqu'à la voiture où son père s'était endormi,
ce qui lui évita d'être lynché pour avoir, exprès, versé de la
bière sur le sol. Puis il s'enfuit à toute vitesse.
Les
malins petits insectes sociaux, malicieux de surcroît, ne firent que
quatre milliards six millions deux mille deux cent quarante trois
bouchées de René Morin. Elles emportèrent toutes les denrées
comestibles ou organiques qu'elles trouvèrent, et partirent ravager un
fourré voisin, où elles nettoyèrent les restes du repas des lions.
De
René Morin, on ne retrouva que les os, et encore, pas tous. Félicien
avait en effet subtilisé toutes les phalanges pour offrir des osselets
aux petits déshérités des quartiers indigènes. Le crâne servait de
calebasse dans un village voisin, et les fémurs de clubs de golf au
sorcier du district. L'Afrique est ainsi, ingénieuse et bricoleuse,
récupérant tout pour en tirer parti.
Plus
tard, le petit Jordi devint "développeur de pays en
développement". Il ne sortit jamais de sa limousine climatisée,
et ne mangea que dans les drive-in qui avaient également envahi le
continent noir.